II

— Ah oui. Je me souviens. J’avais demandé cette photo, n’est-ce pas ?

Il fallait être prudent, très prudent. La demande avait été formulée en dehors du circuit officiel, oralement. C’était, comme on eût dit jadis, un « risque calculé ».

— On ne peut guère tirer de conclusions d’une telle photo, admit l’homme de la KACH.

— Vous voulez dire : rien du tout, dit Lars, déconcerté par ce qu’il voyait.

Avec une nonchalance toute professionnelle, l’employé haussa les épaules :

— Nous essaierons de nouveau. C’est qu’elle ne sort jamais, ne va nulle part. Ils ne le lui permettent pas. Peut-être est-ce une couverture, mais ils prétendent qu’elle tombe involontairement en transe, une forme pseudo-épileptique. Elle vit sous l’influence d’une drogue, d’après ce que nous croyons. Ils ne veulent pas qu’elle tombe au milieu d’une piste publique et qu’elle se fasse écraser par l’un de leurs vieux véhicules de surface.

— Vous voulez dire qu’ils craignent qu’elle passe à l’Ouest.

— Je ne crois pas. Mlle Toptchev reçoit des appointements égaux à ceux du Premier Moteur de SeRKeb, le maréchal Paponovitch. Elle vit dans un app-cad du dernier étage d’un immeuble surélevé, avec femme de chambre, valet de chambre, véhicule auto-glisseur Mercedes-Benz. Tant qu’elle coopérera…

— Cette photo ne me renseigne même pas sur son âge. Et encore moins sur son véritable aspect.

— Lilo Toptchev a trente-trois ans.

La porte du bureau s’ouvrit et Henry Morris, type de l’employé petit, nonchalant, irrégulier, toujours sur le point de perdre sa situation, mais indispensable, avança la tête :

— Quelque chose pour moi ?

— Venez ici, dit Lars, en indiquant la photo de Lilo Toptchev.

Rapidement, l’homme de la KACH la remit dans son porte-documents :

— C’est secret, monsieur Lars. Secret 20 sur 20. Vous savez… C’était pour vous seulement.

— M. Morris et moi ne faisons qu’un.

De tous les fonctionnaires de l’agence KACH, on lui avait envoyé le plus difficile. Lars approcha son stylo du bloc-notes :

— … Quel est votre nom ?

Après une hésitation, l’homme de la KACH se détendit :

— Ipse dixil… Je vous ai prévenu. Mais faites ce que vous voulez de cette photo, monsieur Lars.

Il la remit sur la table, son visage redevenu impassible, Henry Morris se pencha les sourcils froncés et louchant, ses bajoues vacillantes comme s’il mâchait quelque chose, comme s’il tentait d’aspirer, de digérer une substance provenant de cette photo au flou impressionnant.

Le vidéophone du bureau de Lars sonna, et la voix de sa secrétaire, Miss Grabbhorn, retentit :

— Un appel du bureau de Paris. Mlle Faine elle-même à ce que je crois…

Il y avait dans son ton une trace imperceptible de désapprobation, un soupçon de froideur.

— Je vous demande pardon, dit Lars à l’homme de la KACH.

Mais sans toucher à son stylo, il reprit aussitôt :

— Dites-moi quand même votre nom. Juste pour m’en souvenir. Au cas où j’aurais besoin de vous toucher.

À contrecœur, comme s’il s’accusait d’un crime, il s’exécuta : « Je m’appelle Don Packard, monsieur Lars ». Il ne savait plus quoi faire de ses mains, soudain mal à l’aise. Après avoir consigné le nom par écrit, Lars appuya sur un bouton du vidéophone et le visage de sa maîtresse apparut sur l’écran, illuminé de l’intérieur comme un feu follet au teint clair et aux cheveux sombres.

— Lars !

— Maren !

Il prononçait ce nom avec tendresse. Maren Faine éveillait toujours son instinct de protection, tout en lui portant sur les nerfs comme peut le faire un enfant qu’on aime.

— Occupé ?

— Oui.

— Prends-tu l’avion pour Paris cet après-midi ? Nous pourrons dîner ensemble et puis, il y a ce jazz gleckik, tout bleu…

— Le jazz n’est pas bleu, mais vert pâle… Il consulta Morris du regard :

— … Le jazz est vert pâle, n’est-ce pas ?

Henry Morris le lui confirma d’un signe de tête. Furieuse, Maren disait :

— Tu me ferais souhaiter…

— Je te rappelle… chérie.

D’un geste, il avait fermé le vidéophone. Il se tourna vers l’homme de la KACH :

— Je vais examiner vos photos.

Mais entre-temps, sans s’annoncer, le Dr. Todt et l’infirmière Elvira Funt étaient entrés dans le bureau. Machinalement, il tendit le bras pour le premier examen (de la journée) de sa pression artérielle. Don Packard avait redisposé les dessins et signalait les détails qui avaient paru intéressants aux analystes de second rang qu’entretenait l’agence elle-même.

À la S.A. M. Lars, le travail avait ainsi commencé. Ce n’était guère encourageant, pensa Lars. L’inutilité de la photo de Lilo Toptchev le décevait : était-ce bien là la cause de son pessimisme ? Qu’allait-il encore arriver ?

À dix heures, il avait un rendez-vous avec le rep. (représentant) du général Nitz, un colonel du nom de… Bon Dieu, comment s’appelait-il ? De toute façon, il connaîtrait alors la réaction du Conseil à la dernière série de maquettes construites par Lanferman Associates, San Francisco, d’après les dessins que sa firme avait précédemment livrés.

— Haskins !

— Pardon… dit l’homme de la KACH.

— Colonel Haskins… (Il s’adressa pensivement à Henry Morris). Savez-vous que le général Nitz évite régulièrement d’avoir affaire avec moi ces derniers temps ? Avez-vous noté ce petit fait de rien du tout ?

— Je note tout, Lars. Oui, cela figure dans mon dossier « Râle et agonie ».

Le dossier « Râle et agonie » était classé dans un endroit secret à l’épreuve du feu et d’une Troisième Guerre mondiale, résistant à tous les outils en titane, et il devait exploser au moment même de la mort de Morris, déclenché par un mécanisme qu’il portait toujours sur lui et qu’actionnerait l’arrêt des battements de son cœur. Lars lui-même ignorait où se trouvait ce dossier, peut-être dans la cavité d’un hibou en céramique laquée (dérivé du système de guidage de l’arme 207), qui ornait la salle de bains du petit ami de la petite amie de Morris. Avec les originaux de tous les dessins d’armes issus des bureaux de la S.A. M. Lars.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Lars. Morris avança la mâchoire inférieure en l’agitant de gauche et de droite comme s’il s’attendait à ce qu’elle s’envole :

— Cela veut dire que le général Nitz vous méprise.

Déconcerté, Lars protesta : « À cause de ce dessin. Deux cents je ne sais plus combien ? Ce virus thermotropique « p » équipé pour survivre dans un espace mort pendant plus de…

Morris secoua vigoureusement la tête :

— Non. Parce que vous le trompez en vous trompant vous-même. Seulement lui, vous ne le trompez plus. Contrairement à vous.

— Comment cela ?

— Je n’aime pas vous dire ce que je pense devant tous ces gens.

— Allez-y ! Dites-le !

Mais Lars se sentait soudain tout chaviré. Ai-je vraiment peur du Conseil ? se dit-il. Mon client ? Non, ce n’est pas, ce qu’il est pour moi. Le vrai mot est « patron ». La Secnat de l’ONU-O m’a découvert et, pendant des années, m’a entrainé à remplacer M. Wade. J’étais prêt, tout prêt, et j’attendais impatiemment quand Wade Sokolorian est mort. Et je sais qu’il y a quelqu’un d’autre qui continue d’attendre à cet instant même pour prendre ma place le jour où mon cœur s’arrêtera, où je perdrai l’usage de quelque organe d’importance vitale, mais aussi pour le cas où je deviendrais trop difficile…

Et je suis difficile…

Il s’adressa à l’homme de la KACH :

— Packard, vous êtes un organisme indépendant. Vous opérez dans le monde entier. Théoriquement, n’importe qui peut vous employer.

Henry Morris intervint :

— Je pensais que vous vouliez savoir pourquoi le général Nitz vous méprise.

— Non. Gardez ça pour vous. Je vais engager les services de quelqu’un de la KACH, un vrai professionnel, pour explorer l’ONU-O, la totalité de l’organisation si nécessaire, pour savoir ce qu’ils ont l’intention de faire de moi. Et aussi pour avoir une idée exacte du degré de succès qu’ils ont avec le prochain médium. Voilà ce qu’il me faut savoir…

Je me demande ce qu’ils feraient, pensa-t-il, s’ils devinaient que j’ai souvent pensé à passer à Pip-Est. Cela, au cas où, pour des raisons de sécurité, pour consolider leur pouvoir absolu, ils voudraient me remplacer…

Il tenta d’imaginer les traits, la taille, la couleur de celui ou de celle qui ne le lâchait plus, mettant ses pieds dans la trace des siens. Un enfant, un adolescent, une vieille femme, un homme replet dans la force de l’âge ?… Les psychiatres du bloc Ouest, assujettis, devenus des serviteurs, pouvaient sans aucun doute acquérir le talent psionique de contacter l’Autre Monde, l’univers hyper-dimensionnel dans lequel il entrait au cours de ses transes. Wade avait eu ce talent, Lilo Toptchev l’avait elle aussi. Ainsi que lui-même. Indiscutablement, ce monde devait exister quelque part, ailleurs. Et plus il s’attarderait dans ce poste, plus il donnerait au Conseil le temps nécessaire pour découvrir ce secret.

— Puis-je dire quelque chose ? demanda respectueusement Morris.

— Allez-y.

— Le général Nitz a compris que vous deveniez dangereux le jour où vous avez décliné le rang de colonel honoraire dans les Forces Armées de l’ONU-Ouest.

— Mais c’était une plaisanterie ! Juste un morceau de papier !

— Non. Et vous le savez fort bien, vous le concevez encore mieux à présent. Inconsciemment, au niveau de l’intuition pure, vous aviez deviné qu’en acceptant, vous deveniez juridiquement un soldat passible de la justice militaire.

Sans s’adresser à personne en particulier, l’homme de la KACH dit :

— C’est exact. Ils ont virtuellement mobilisé tous ceux auxquels ils ont décerné cet honneur gratuit. Ils portent maintenant l’uniforme.

— Bon Dieu !

Son estomac, ses intestins, s’étaient resserrés. En refusant ce rang honorifique, il avait cru obéir à un caprice, répondre par un gag à un autre gag. Et maintenant, en y réfléchissant bien…

— Ai-je raison ? demanda Morris, penché sur lui scrutant son visage.

— Oui, répondit Lars après un moment. Je le savais.

— Et puis, au diable toute cette affaire.

Du geste, il avait balayé ces pensées désagréables pour se pencher sur les dessins d’armes que lui avait remis la KACH. De toute façon, la cause de ses ennuis avec la Secnat ONU-O était plus profonde et remontait bien plus loin. Il ne s’agissait plus d’un dessin mal conçu, mais d’un rang d’officier qui vous plaçait de fait dans un cadre, celui de la sujétion militaire, où les écrits n’avaient plus de valeur. Et ce cadre, vraiment, ne lui inspirait aucune pensée agréable.

En examinant les croquis de Mlle Toptchev, il eut l’impression d’être confronté avec ce qu’il y avait de répugnant dans son travail… dans leur mode d’existence à tous, y compris celui des membres du Conseil.

Chacun de ces dessins en était comme imprégné. Il les feuilleta une fois de plus et les reposa sur son bureau. Il s’adressa à l’homme de la KACH :

— Des armes ça ! Remportez-les. Remettez-les dans l’enveloppe.

Il n’y avait pas une seule arme parmi tous ces dessins.

— En ce qui concerne les aides-consomm… dit Henry Morris.

— Qu’est-ce qu’un aide-consomm ? demanda Lars. Surpris, Morris protesta :

— Que voulez-vous dire par là ? Vous le savez bien. Deux fois par mois, vous vous asseyez à la même table qu’eux. Vous connaissez mieux ces six imbéciles du Conseil que n’importe quel membre du Bloc-Ouest. Ayons le courage de voir les choses en face : tout ce que vous faites est pour eux.

Calmement, Lars se croisa les bras, s’enfonça dans son fauteuil :

— Je vois les choses en face. Mais supposez, lorsque cet interviewer m’a demandé à l’aéroport si je recevais quelque chose de vraiment spectaculaire, que je lui aie dit la vérité.

Il y eut un silence et l’homme de la KACH, sans le quitter des yeux, murmura :

— Voilà pourquoi ils voudraient bien vous voir en uniforme. Vous n’auriez plus à affronter de caméra de télévision. Et vous n’auriez plus l’occasion de vous écarter du droit chemin.

— Peut-être avez-vous déjà fait un pas de côté ? demanda Morris, étudiant le visage de son patron.

— Non. Si je l’avais fait, vous le sauriez déjà.

Là où s’élevait la S.A. M. Lars, pensa-t-il, il y aurait maintenant un trou dans le sol, net, précis, sans que les hauts bâtiments voisins aient eu à souffrir même une petite secousse. Et cela à peu près en six secondes.

— Je pense que vous êtes tombé sur la tête, dit enfin Morris. Vous restez assis à ce bureau jour après jour, étudiant les dessins de Lilo, devenant insensiblement, de plus en plus, complètement timbré. À chaque transe, c’est un morceau de vous qui se détériore.

Son ton se fit dur :

— … Cela vous coûte trop cher. Et le résultat sera qu’un jour un interviewer de la télé vous demandera : « Que préparez-vous, monsieur Lars ? », et vous lui ferez la réponse qu’il vous est interdit de faire.

Le Dr. Todt, Elvira Funt et l’homme de la KACH le regardaient tous trois avec malaise, mais sans oser intervenir ni participer. Lars, assis à son bureau, tenait les yeux fixés sur le mur opposé où était suspendu l’Utrillo que Maren Faine lui avait offert à Noël, 2003.

— Parlons d’autre chose, dit-il enfin. De quelque chose qui ne sera pas désagréable.

Il fit un geste vers le Dr. Todt, plus étroit et plus sacerdotal que jamais.

— … Je pense que je suis prêt au point de vue psychologique, docteur. Nous pouvons provoquer la réaction autique, si vous avez vos instruments et si vous savez ce qu’il y a à faire d’autre…

Autisme… quel terme noble, digne… Le Dr. Todt secoua la tête :

— Je veux d’abord un électro-encéphalogramme. Juste une précaution.

Il avança le chariot qui supportait le dispositif encéphalographique. C’était le premier temps des préliminaires à l’état de transe quotidien dans lequel il perdait contact avec l’univers normal, commun à tous, le koinos kosmos, pour gagner un autre monde mystérieux, apparemment son idios kosmos, son univers purement privé. Mais cet univers purement privé comportait pourtant une aisthesiskoine, une partie commune à tous.

Drôle de façon de gagner sa vie ! pensa Lars.

 

Le zappeur de mondes
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